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C'est d'abord l'histoire d'une rencontre. La rencontre improbable d'un peintre rocker et d'un peintre philosophe. Trente années les séparent : en apparence un gouffre, une broutille en fait. Mais c'est surtout l'histoire d'une amitié. Une amitié dont les fruits mettent à mal un indémodable lieu commun, hérité du travestissement de la légende rimbaldienne. La tour d'ivoire. L'artiste maudit et incompris, imperméable aux soubresauts du monde et à la présence de ses contemporains. Un artiste seul, forcément seul, et individualiste, réfugié dans sa signature comme dans le sceau irréfutable de sa singularité. Robert Combas et Ladislas Kijno. La figuration libre et l'abstraction. Jimmy Hendrix et Stravinski. Guitare électrique et violon. Deux univers, deux parcours différents qui, en se croisant, ont compris ce qu'ils avaient en commun.
Combas et Kijno devaient se rencontrer. "Facile, après coup." répliquera-t-on. Et pourtant. Et pourtant il y a ce rapport à la parole, ces deux voix uniques qui naviguent dans le même tourbillon avec une semblable énergie. Philippe Ducat raconte la manière dont Robert Combas "parle avec passion, passe du coq à l'âne sans rompre les fils, en équilibriste, avec une culture, un brio et une fulgurance impressionnants."Cette description pourrait s'appliquer à Kijno. Seuls les sujets diffèrent. Quoique. La peinture, encore et toujours. La musique. Et tout le reste. Dans un flot de références, de saillies et d'inventions verbales. Tantôt savantes, tantôt délirantes. La justesse sans la cuistrerie. Comme une succession de vagues enivrantes que l'on s'avère incapable, une heure après, de décrire à un tiers. Comme un boeuf musical. Et pourtant il y a également cette relation charnelle à l'acte de peindre, ce goût pour les sujets inépuisables, pour le sacré et l'invisible, cette idée qu'il faut toujours privilégier la chimère à la raison. Surtout, Combas et Kijno sont deux hommes qui ont su conserver, malgré leur réussite, une véritable capacité d'indignation et de révolte. Frondeurs et sans doute un brin anarchistes, ils partagent une haine de l'acceptation muette qu'atteste nombre de leurs toiles. N'y aurait-il finalement qu'un pas des brumes du pays de la mine et des corons au soleil du port industriel de Sète ?
La collaboration de deux artistes sur un même tableau relève d'une tradition ancienne. On songe à Jan Brueghel l'Ancien et Rubens se partageant la commande des Archiducs de Bruxelles : "Tu t'occupes des personnages et tu me laisses le décor". Mais cette démarche usée ne pouvait convenir à Combas et Kijno. Leur objectif : une dialectique fusionnelle, l'interpénétration de deux identités fortes que le travail à quatre mains ne devait dissoudre. Conserver sa personnalité et sa singularité tout en se nourrissant de l'imagination et des fantasmes de l'autre. Ils réalisent d'abord un Chemin de Croix. L'expérience est un succès. Combas et Kijno explorent alors une autre sacralité. Le nu féminin dans son caractère le plus métaphysique, dans toute son étendue, depuis la sexualité jusqu'à l'enfantement. Apparaissent des figures totémiques, sur grand format, dans lesquelles les deux artistes traduisent la fécondité par l'épanouissement des formes. Kijno affirme d'ailleurs s'être inspiré des sprinteuses noires figées dans l'éternité du départ d'un cent mètres, incarnation de l'absolue et indomptable féminité. Hommage aux Vénus originelles des Cyclades et à la puissance de suggestion de la mafwa, princesse royale de la statuaire bangwa. Puis la femme prend le masque de l'amante. Les formes s'allongent et se fluidifient. Les sexes sont ouverts, le désir restitué dans toute sa violence et sa crudité. Des fesses, des vagins et des poitrines exposés sans retenue, sous le haut patronage du Cantique des Cantiques, dépoussiéré pour l'occasion. Enfin la maîtresse devient mère. Les jambes restent écartées finalement, trait d'union entre la destination et l'origine. Combas et Kijno cherchent à traduire chez la femme enceinte le symbole plus que l'anecdote. Et l'on ne peut qu'admirer le courage et la volonté dont ils font preuve pour donner corps à ce volcan. Exprimer le bouillonnement, l'explosion de cellules et d'hormones, la vie dans ce qu'elle a de plus spontané, de plus immédiat, de plus démesuré, de plus indicible, de plus intime, de plus irréductible. La vie sans les tabous physiques ni les fers de la convenance. Grouillante et mystérieuse, ronde et insatiable, pleine d'envies et de promesses, de liquides, de chair et de sang. La femme enceinte comme une allégorie de la peinture, de leur peinture.
De l'apparente contradiction entre la démesure des sujets traités et la sobriété, voire l'économie, des moyens utilisés par Combas et Kijno surgit une prodigieuse densité. Ne subsistent que la quintessence, le concentré de leur geste. Dans cette confrontation amicale, ils ont, semble-t-il, renoncé à la profusion de couleurs qu'ils affectionnent pourtant. Acculé dans ses retranchements par les blancs, les noirs et les bruns épurés de Kijno, Combas allège sa gamme pour n'en conserver que l'essentiel. Ce nectar de talent qui permettait aux avant-gardistes de Chauvet et de Lascaux de creuser les sillons de notre imaginaire. Tandis que Kijno agit comme l'architecte enragé d'une mythologie d'humour et de libertinage, Combas trace des hiéroglyphes burlesques ou chamaniques, érotiques ou sacrés. En scribe possédé. Les titres des oeuvres résonnent alors comme les témoins anciens d'une civilisation engloutie, polissonne et rêveuse. "Danse du ventre pour la Reine des pierres noires. La déesse-mère a mangé des pruneaux pour se purifier du dedans à la fin du spectacle". Des textes qui soulignent d'un trait souriant la nature véritable, la seule qui vaille, de la peinture : une poésie qui se voit.
Kijno avait demandé à Combas de le transpercer comme les flèches de Saint-Sébastien. Celui-ci a extrait les milles créatures qui battaient sous les formes premières. Comme par incision, par césarienne. Et cette moëlle, ce sperme, ce sang qui irriguaient les profondeurs de la toile ont fini par gicler à la surface. La boîte de Pandore est ouverte et les monstres qui la peuplaient ont été libérés. Et pourtant la mère nourricière inventée par Kijno n'est pas éteinte. Elle se tient prête au contraire, fidèle à la voracité du Cronos de Goya, à dévorer à tout instant son encombrante progéniture. Des totems éclatant de rire, du sexe, des femmes enceintes : c'est un hymne à la gaieté et à la vie que Combas et Kijno ont composé. Ces deux deux-là avaient de l'énergie. Réunis, ils sont incontournables.
Numa Hambursin. 11 mai 2006 Robert Combas. Interview (extrait) par Richard Leydier pour Artpress, mars 200
(…) Un jour, je tombe sur une émission de télé pour la jeunesse de Suzanne Gabrielo, une chansonnière un peu actrice qui avait été la maîtresse de Brel.
Dans cette émission, il y avait un artiste – Kijno – qui parlait de peinture avec plein de gosses autour. Ceux-ci marchaient sur les toiles, et Kijno disait qu’il s’en fichait. C’est très important pour moi, parce que c’est grâce à ça plus tard que je n’aurais pas de complexe pour couper la toile n’importe comment et peindre sur n’importe quoi, sur un drap, du carton… La création avant la technique.
Kijno, vous allez le retrouver plus tard.
Oui, même très tard. C’est un type vraiment très bien. Il a milité avec Angela Davis et Jean Genet, il a fait les graffitis dans ces tableaux contre l’OAS dès 1961, avant tout le monde et cela, personne ne le dit mais les oeuvres sont là pour témoigner.
Je l’ai rencontré, il y a à peu près six ans. C’est un artiste qui, au départ, n’a pas trop de rapports avec mon travail, car il est plutôt référencé “abstraction” (même si ce n’est pas ça) ; mais la rencontre s’est faite par l’homme. Il m’a proposé de réaliser avec lui un ensemble de grandes peintures, les quatorze stations de la Croix ; et depuis nous avons enchaîné d’autres séries. Il commence les toiles, me les envoie, et je les reprends à mon rythme. On a fait ces petits tableaux érotiques de femmes, sur lesquels j’ai ajouté des collages assez sexuels. Ce travail me stimule car Kijno m’apporte ce qui me manque dans mes recherches : la matière, des couleurs différentes.
Ce qui est drôle avec ces tableaux, c’est que de loin, on voit des Kijno, et de près, c’est vraiment des Combas...
Ladislas Kijno. A propos de sa collaboration avec Robert Combas, mai 2006 :
C’est en 1980 que j’ai eu un véritable face à face avec l’œuvre de Combas dont j’avais déjà vu quelques tableaux qui ne m’avaient pas du tout laissé indifférent. C’était dans une petite galerie de la Place Saint-Marc à Venise. Je présentais alors au Pavillon Français de la “Biennale” 30 toiles monumentales sur le thème du “Théâtre de Neruda”. J’en avais marre de tout ce bordel de discussions aux “Giardini” où ça n’arrêtait pas de gueuler par journaux, revues et critiques interposés, entre les partisans des installations spectaculaires, des vidéos sur les exploits des boxeurs canadiens, le minimalisme japonais, les dernières trouvailles du réalisme des soviétiques, sans oublier bien évidemment les grandes révélations américaines et à la fin de tout cela les quelques derniers partisans de la peinture dont je faisais partie avec les Espagnols, sous les quolibets de l’avant-garde, à l’exception des Italiens qui savaient encore ce que peindre voulait dire.
J’avais besoin de respirer et je le fis donc un jour sous les arcades de cette fameuse Place Saint-Marc où j’eus la grande surprise de lire le nom de Combas à la vitrine d’une petite galerie où je fus estomaqué par les toiles de Robert. Il s’en dégageait un rayonnement magnétique qui laissa en moi de profondes cicatrices. J’en parlai à quelques copains qui me racontèrent un tas d’histoires de figuration libre, narrative, qui furent loin de me convaincre : Combas, pour moi, était un chaman, un démiurge, comme ceux qui avaient peint les parois de Lascaux, les voûtes de Saint Savin et la Danse des Morts de Kernascleden, un descendant de ces propos à la Rutebeuf, à la Villon, un maquisard de “la lettre du voyant” et d’ ”Une saison en Enfer”, magicien, alchimiste instinctif, rockeur métaphysique capable de transformer les cordes de sa guitare et de ses dessins en galaxies qui n’en finissent plus de plonger dans l’infini.
Je décidais, alors, de le rencontrer ; ce qui fut fait de longues années plus tard, par l’intermédiaire d’un ami commun rencontré à Tahiti où je participais à l’atelier des Tropiques du Musée Gauguin. J’ai dit un jour à Combas que nous devrions travailler ensemble et pourquoi pas sur un Chemin de Croix, car nous avions tous les deux un réel sens du sacré. C’est là qu’a commencé notre aventure picturale qui n’a cessé d’enrichir notre spéléologie mentale sans nuire en quoi que ce soit à l’intégrité de nos recherches personnelles.
Quand je lui présentais les premières stations en noir et blanc, profondément sérieux comme il est, il eut un moment d’arrêt et me dit : mais c’est terminé. Que veux tu que j’y ajoute ? Je lui répondis : transperce-moi sans hésitation de tes flèches, comme dans les tableaux de Saint Sébastien. Je pense que nous avons besoin l’un de l’autre dans un endroit secret de notre subconscient. Je souhaite que ces étranges feux croisés entre un jeune fou rimbaldien de 48 ans et un vieux peintre-philosophe de 84 ans, l’incantation continue le plus longtemps possible.